Finance comportementale : quel impact des biais cognitifs dans la prise de décision ?

Il est déjà difficile d’acquérir une culture financière solide, mais il est encore plus difficile de s’en servir correctement pour prendre des décisions financières. En effet, dans ce domaine comme dans bien d’autres, nos choix et nos décisions sont inconsciemment influencés par ce qu’on appelle des « biais cognitifs » ou des « illusions cognitives » qu’il est par essence difficile de reconnaître puisqu’ils viennent de notre propre cerveau (parfois avec « l’aide » d’influences extérieures).

Système 1 et système 2 

 Pour décrypter ces biais, le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman (qui était à la base un psychologue) nous explique qu’il existe une pensée intuitive (qu’il appelle « système 1 ») qui génère des solutions rapides presque « réflexe », et une pensée plus lente, qui se base sur l’examen de faits, la comparaison de solutions, la recherche d’information, etc. (qu’il appelle « système 2 »). 

Le système 2 est coûteux en temps et en énergie, et de plus lent (ce qui dans certains cas où notre survie est en jeu n’est pas satisfaisant). Notre cerveau tend donc à privilégier le système 1, et à réserver le système 2 pour « contrôler » le fonctionnement intuitif si nécessaire et le corriger si nécessaire (comme lorsqu’on part de chez soi avec le trajet habituel et qu’on s’aperçoit qu’on doit se rendre à un autre endroit). 

Les biais viennent de ce mélange de modes de pensées : alors qu’on croit toujours qu’une décision ou un choix est prise de manière « rationnelle », on se laisse souvent guider par des modes de pensée « automatiques » dont on n’est pas conscient.

Comme beaucoup d’illusions (par exemple l’illusion d’optique ci-dessous) en prendre conscience permet de « se méfier de soi-même » et de décider plus consciemment d’allouer du temps (de réflexion) et des ressources (se renseigner, demander des avis divers), aux sujets qui en vaillent la peine… tout en laissant son intuition et ses habitudes guider l’action pour d’autres.

Note : ces deux lignes sont de la même longueur. Mais même quand on l’a mesuré, on a du mal à le croire.

Les biais cognitifs et leurs conséquences en matière financière  

Voici une liste de quelques « biais cognitifs » bien connus, ayant des conséquences possibles en matière financière.

 L’excès de confiance – L’être humain (et pas seulement français) a une forte capacité à surestimer ses compétences, surtout sur des sujets qu’il ne connaît pas. Cela peut conduire à des décisions très hasardeuses (par exemple du trading en ligne d’actions, ou de crypto-monnaies). 

Il faut donc savoir distinguer « l’intuition » du professionnel – qui est le résultat de l’entraînement de son cerveau par une longue expérience, et qu’il saura confronter à des analyses poussées – et « l’intuition » de l’amateur, qui est une manière pour le cerveau de se sentir confortable avec une décision prise totalement au hasard, ou sous l’influence d’une émotion, sans avoir besoin de se « fatiguer » à se mettre en mode « système 2 ». Il faut donc avant tout se méfier… de soi-même.

Le biais de confirmation – Une fois une décision prise ou une opinion ancrée, notre cerveau doit faire un effort important pour changer d’avis, et préfère garder une « cohérence » agréable, quitte à interpréter de manière biaisée les informations extérieures. On accorde donc naturellement une valeur plus importante aux faits qui confirment une opinion ou une décision, et on a tendance à minorer ceux qui vont dans le sens contraire. 

Le biais de confirmation va bien sûr renforcer le biais de confiance : on a toujours tendance à rechercher les preuves que l’on a « raison » (alors que le raisonnement scientifique consiste à l’inverse à toujours chercher les éléments qui permettent de réfuter une hypothèse ou une théorie).

 Le biais de disponibilité – Comme le système 1 fonctionne très vite, il va toujours chercher à utiliser le minimum de données. Ainsi, les premières informations disponibles vont nous influencer très fortement. Cela nous rend très vulnérables à la manipulation : comment les informations sont présentées, dans quel ordre, sous quelle forme. 

Un exemple très connu est celui de l’ancrage des prix. Le premier prix annoncé (par exemple le prix de vente d’un bien immobilier) va constituer une référence dont il est difficile de se défaire (on va penser à « négocier moins 10% » plus facilement qu’à proposer une autre référence de prix). Il est alors crucial de se donner d’autres sources d’information (d’autres « ancres », par exemple une étude de marché) pour pouvoir contrer ce biais.

Le biais de possession (qui s’applique plus à des biens « réels » que financiers), qui fait qu’on accorde plus de prix à une chose quand on la possède, même quand elle a une valeur de marché (bien connu des collectionneurs). 

Le biais de représentation qui fait que l’évocation de cas particuliers ou de descriptions (qui nous raccrochent à des « images » mentales) ont beaucoup plus d’impact que des raisonnements abstraits. C’est ce qui conduit aussi à surestimer les événements rares (« attaques de requins ») et en général à très mal évaluer les probabilités. Ce biais peut-être à l’origine de bien des manipulations, voire des arnaques : il ne faut pas se méfier que de soi-même en matière financière. 

Le biais d’action qui face à un problème nous souffle qu’il faut absolument “prendre une décision” alors même que “ne rien faire” peut être la bonne décision, par exemple en cas d’agitation sur les marchés financiers  (les gardiens de but plongent presque toujours d’un côté ou de l’autre face à un tireur de penalty, alors que les tireurs tirent au centre dans presque 30% des cas). 

L’aversion au risque 

 L’aversion au risque, enfin, mérite une place particulière dans l’étude des décisions financières, puisque beaucoup d’entre elles portent sur le futur qui est incertain et donc potentiellement risqué : une décision pourrait entraîner un gain ou une perte. On sait même qu’en général une possibilité de gain significatif dans l’avenir s’accompagne en général d’un risque de perte.

Ce qu’on appelle l’aversion au risque repose donc d’abord sur une aversion à la perte (si on vous propose un ticket de loto gratuitement avec uniquement le « risque » de gagner vous allez l’accepter). Or ce biais est profondément ancré dans le comportement humain : devant un choix consistant à gagner ou perdre une somme d’argent avec la même probabilité la plupart des gens vont choisir une approche conservatrice (surtout si l’enjeu est important), sauf s’ils ont désespérément besoin du gain (et donc « rien à perdre »).

Le « biais » de l’aversion au risque est donc le « réflexe » consistant à préférer l’option non risquée dans ses décisions, sans examiner réellement les cas où la probabilité de gagner (et donc de s’enrichir) peut-être avantageuse, et la perte possible peut-être économiquement supportable (si la lecture même de la phrase « perte économiquement supportable » engendre un malaise, c’est que le biais de l’aversion au risque est présent). C’est le cas par exemple d’un placement en actions (diversifié et sur le long terme – la précision est essentielle). 

Un des moyens d’éviter d’être bloqué par la « peur du risque » est de mettre en place un « contrôle du risque » : savoir précisément combien on peut se permettre de placer sur des actifs risqués, comprendre de combien est la perte maximum (et donc de pas risquer de « tout perdre »). On reconnaît là la démarche plus « coûteuse » du « système 2 ».  

Paradoxalement, l’aversion à la perte peut provoquer dans certains cas une prise de risque excessive, quand c’est « l’idée de la perte » qui est insupportable plus que le montant lui-même. C’est le cas du joueur du casino qui va continuer à jouer pour « se refaire » ou de l’investisseur initial qui ne veut pas « couper ses pertes ». Cette fois-ci,  ce qui empêche une évaluation rationnelle,  c’est l’envie de ne pas avoir de perdre son investissement initial, plus que celle de ne pas prendre de risques.

 Bibliographie 

  • Pour aller plus loin, lire en priorité Daniel Kahneman (« Système 1 Système 2 ») ou Richard Thaler, autre prix Nobel d’économie (« La psychologie des choix »). 
  • Plus aisé à lire et ouvrage de référence des marketeurs et politiciens, « Nudge ». Des auteurs comme Dan Ariety emploient un ton moins académique, voire humoristique (par exemple « Dollar et bon sens » qui regorge d’anecdotes sur les comportements d’achat).
  • Parmi les français, citons « La psychologie de l’investisseur : Les biais comportementaux et leurs impacts sur la performance » par Daniel Egan ou « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » par Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois.

Auteur : Nicolas Schimel

Qu’est-ce que l’aversion à la perte et pourquoi ça peut être dangereux ?

J’ai parlé dans un précédent article de l’aversion au risque et expliqué pourquoi celle-ci n’avait rien d’irrationnel en soi. Dans cet article, je veux parler d’un autre phénomène, lié mais différent, à savoir l’aversion à la perte. Comme nous l’avons vu dans notre article sur le sujet, l’aversion au risque s’explique très naturellement dans le cadre de la théorie de l’utilité espérée, qui suppose que les gens agissent de manière à maximiser leur utilité ou degré de satisfaction. Mais ce n’est pas le cas de l’aversion à la perte, qui est incompréhensible dans le cadre de la théorie de l’utilité espérée, mais ne peut s’expliquer qu’avec un cadre théorique fondamentalement différent.

Le phénomène de l’aversion à la perte

L’aversion à la perte est un phénomène étudié notamment par Daniel Kahneman et Amos Tversky, les principaux fondateurs de l’économie comportementale, qui voit les gens adopter un comportement différent face au risque selon qu’ils envisagent un gain ou une perte. Ainsi, alors que les gens font preuve d’une aversion au risque quand il s’agit de gains potentiels, ils démontrent au contraire une préférence pour le risque quand il envisage une perte. Cette asymétrie du comportement face au risque selon que les gens soient confrontés à la perspective d’un gain ou d’une perte a d’abord été démontrée empiriquement à travers plusieurs expériences, avant que Kahneman et Tversky ne proposent dans un article séminal paru en 1979 un cadre théorique, la théorie des perspectives, qui permet de l’expliquer, contrairement à la théorie de l’utilité espérée qui n’avait jusque-là guère d’alternative crédible.

La théorie de l’utilité espérée part en effet du principe que les gens assignent une utilité à un niveau de richesse donné, qui ne dépend pas de la façon dont il a été atteint, puis font les choix qui maximisent leur utilité espérée, qui dépend non seulement de leur fonction d’utilité mais aussi des probabilités qu’ils assignent aux différentes possibilités.

Considérons les deux scénarios suivants. Dans le premier cas, on donne 2 000€ à quelqu’un, puis on lui demande de choisir entre recevoir 500€ en plus de façon certaine et recevoir 1 000€ en plus avec une probabilité de 50%. Dans le second cas, on donne à quelqu’un 3 000€, puis on lui demande de choisir entre perdre 500€ de façon certaine et perdre 1 000€ avec une probabilité de 50%. Du point de vue de la théorie de l’utilité espérée, ces deux scénarios sont équivalents : il s’agit dans les deux cas de choisir entre recevoir 2 500€ à coup sûr et recevoir 3 000€ avec une probabilité de 50% ou 2 000€ avec une probabilité de 50%.

On peut représenter la situation visuellement, comme dans le graphique ci-dessous :Dans le premier cas décrit plus haut, la personne commence au point A, puis doit choisir entre d’une part arriver au point C de façon certaine et d’autre part avoir une probabilité de 50% de rester au point A et une probabilité de 50% d’arriver au point B. Dans le second cas, elle commence au point B, puis doit choisir entre d’une part arriver au point C de façon certaine et d’autre part avoir une probabilité de 50% de rester au point B et une probabilité de 50% d’arriver au point C. Dans les deux cas, en pratique, la personne doit choisir entre finir au point C de manière certaine d’une part et d’autre part finir au point A avec une probabilité de 50% ou au point B avec une probabilité de 50%.

Si c’était seulement l’état de richesse final qui comptait, le fait de passer par le point A ou le point B avant d’atteindre cet état final, que celui-ci soit A, B ou C, ne devrait avoir aucune incidence sur le choix qui est fait entre l’option sans incertitude et l’option avec une incertitude. Pourtant, quand on propose un choix de ce type dans une expérience, ce n’est pas ce qu’on observe.

Quand on donne 2 000€ aux gens et qu’on leur demande de choisir entre recevoir 500€ supplémentaire à coup sûr et recevoir 1 000€ supplémentaire avec une probabilité de 50%, la plupart des gens font preuve d’aversion au risque et choisissent la première option, conformément à ce que prédit la théorie de l’utilité espérée dès lors que l’utilité marginale est décroissante. (Voir notre article sur l’aversion au risque pour des explications plus détaillées sur ce point.)

En revanche, quand on commence par leur donner 3 000€ et qu’on leur demande de choisir entre perdre 500€ à coup sûr et perdre 1 000€ avec une probabilité de 50%, la plupart choisissent la seconde option en dépit du risque, contrairement à ce que prédit la théorie de l’utilité espérée.

En effet, si les gens se comportaient conformément à ce que prédit cette théorie, ils choisiraient de perdre 500€ à coup sûr plutôt que de prendre le risque de perdre 1 000€. Examinons la situation plus en détail pour comprendre pourquoi. Si la personne à qui on propose l’alternative fait le choix de la certitude, elle se retrouve au point C avec l’utilité U2. En revanche, si elle fait le choix de l’incertitude, elle a une chance sur deux de se retrouver au point B avec l’utilité U3 et une chance sur deux de se retrouver au point A avec l’utilité U1.

Dans le premier cas, elle réalise un gain d’utilité égal à U3 – U2 par rapport à la situation où elle a fait le choix de perdre 500€ à coup sûr, alors que dans le second cas elle subit une perte d’utilité de U2 – U1. Or, sur le graphique plus haut, on voit que la différence entre U3 et U2 est inférieure à la différence entre U2 et U1. Comme les deux possibilités ont la même probabilité, si cette personne cherchait à maximiser son utilité espérée, elle devrait par conséquent choisir de perdre 500€ à coup sûr plutôt que de tenter sa chance et de choisir l’option plus incertaine.

Autrement dit, elle devrait faire la même chose que dans le cas où on commence par lui donner 2 000€ et on lui demande ensuite de choisir entre avoir 500€ de plus à coup sûr et avoir 1 000€ de plus avec une probabilité de 50%, mais ce n’est pas ce qu’on observe.

Quand on y réfléchit un peu, on s’aperçoit que, loin de se limiter aux questions d’argent, ce phénomène est omniprésent. Par exemple, si l’équipe de foot que vous soutenez est menée 3 – 0 puis fait une remontée et finir par égaliser, vous serez beaucoup plus satisfait du résultat que si votre équipe menait 3 – 0 et que c’était l’équipe adverse qui parvenait à revenir au score.

Pourtant, le résultat final est le même dans les deux cas (3 – 3), donc si c’était seulement celui-ci qui importait pour votre satisfaction, il ne devrait y avoir aucune différence entre les deux scénarios. C’est exactement le même phénomène que celui que nous venons d’étudier plus haut : pour la plupart des gens, finir avec 2 500€ après en avoir reçu 2 000€ est plus satisfaisant que finir avec 2 500€ après en avoir reçu 3 000€. C’est ce qui explique l’asymétrie dans le comportement face au risque selon que les gens envisagent un gain ou une perte.

On pourrait sans doute modifier la théorie de l’utilité espérée pour s’accommoder de ce résultat expérimental, entre autres en supposant que la fonction d’utilité change constamment et dépend de l’historique des gains et des pertes successifs, mais de telles modifications seraient un peu artificielles et nécessiteraient qu’on fasse des hypothèses complètement ad hoc, d’autant qu’il existe d’autres résultats expérimentaux qui mettent à mal cette théorie. Plutôt que de chercher à sauver à tout prix la théorie de l’utilité espérée, Kahneman et Tversky ont préféré développer un nouveau cadre théorique dans lequel ces résultats expérimentaux s’expliquent naturellement. La théorie des perspectives, prospect theory en anglais, est l’aboutissement de cet effort.

Par rapport à la théorie de l’utilité espérée, la principale rupture introduite par la théorie des perspectives est que, dans cette théorie, ce n’est pas l’état de richesse final qui fait l’objet d’une évaluation lors de la prise de décision, mais le gain ou la perte par rapport à l’état de richesse actuel de la personne qui doit prendre une décision. Autrement dit, l’utilité de chaque état final possible est évaluée par rapport à un point de référence et diffère selon qu’il constituerait un gain ou une perte par rapport à ce point, alors que dans la théorie de l’utilité espérée l’état de richesse actuel est indifférent.D’autre part, comme on le voit sur le graphique ci-dessus qui représente une courbe d’utilité dans la théorie des perspectives, cette courbe a une forme en S et présente une asymétrie par rapport au point de référence.

Cette asymétrie permet d’expliquer le phénomène d’aversion à la perte, mais avant d’examiner pourquoi, commençons par regarder ce qui se passe dans le cas où l’agent envisage un gain.On voit que, dans ce cas, tout se passe comme dans la théorie de l’utilité espérée. Le graphique représente le cas où l’on commence par donner 2 000€ à quelqu’un, puis on lui demande de choisir entre recevoir 500€ en plus de façon certaine et recevoir 1 000€ en plus avec une probabilité de 50%. Comme la courbe d’utilité est concave dans le cas des gains, c’est-à-dire que l’utilité marginale est décroissante, l’objectif de maximisation de l’utilité conduit à préférer l’option sans incertitude, conformément à ce que font la plupart des gens en pratique.

Que se passe-t-il dans le cas où on donne à quelqu’un 3 000€, puis on lui demande de choisir entre perdre 500€ de façon certaine et perdre 1 000€ avec une probabilité de 50%. Le graphique suivant représente cette situation :On voit que, comme la courbe d’utilité est convexe dans le cas des pertes, par rapport au point de référence, la différence entre U1 et l’utilité au point de référence est bien plus grande que celle entre U1 et U2.

Étant donné que, si la personne à qui on propose cette alternative choisit de prendre un risque au lieu de perdre 500€ à coup sûr, la probabilité de ne rien perdre est la même que la probabilité de perdre 1 000€, cela signifie que, si elle cherche à maximiser son utilité, elle devrait choisir l’option risquée. Le raisonnement qui conduit à cette conclusion est exactement symétrique à celui qui amène à la conclusion qu’il vaut mieux préférer l’option sans risque dans le cas où on envisage un gain.

Ainsi, la théorie des perspectives prédit le phénomène d’aversion à la perte car, contrairement à la théorie de l’utilité espérée, elle part du principe que l’évaluation de l’utilité des états finaux dépend de l’état initial et que la fonction d’utilité n’a pas la même forme dans le cas des gains que dans le cas des pertes. La théorie des perspectives introduit d’autres changements par rapport à la théorie de l’utilité espérée, notamment pour tenir compte du fait que les gens ont tendance à accorder trop de poids aux possibilités très improbables et pas assez aux possibilités quasi-certaines, mais dans le cadre de cet article il n’est pas nécessaire d’entrer dans ces détails.

La principale différence entre la théorie de l’utilité espérée et la théorie des perspectives est que cette dernière est une théorie descriptive alors que la première est une théorie prescriptive. En d’autres termes, la théorie des perspectives prétend décrire ce que les gens font, alors que la théorie de l’utilité espérée prétend décrire ce que les gens devraient faire.

Bien sûr, ça ne veut pas dire que la théorie des perspectives décrit correctement le comportement des gens dans tous les cas (Kahneman et Tversky ont d’ailleurs été contraints d’y apporter des modifications pour répondre à certaines critiques), mais c’est du moins son objectif. Dans le cas de la théorie de l’utilité espérée, c’est un peu plus compliqué, car pendant longtemps les économistes ont considéré que, même si elle décrivait un idéal rationnel et pas la façon dont les gens se comportaient en réalité, les gens étaient suffisamment rationnels pour qu’elle puisse néanmoins décrire de manière approximative leur comportement.

Conclusion

La découverte du phénomène d’aversion à la perte fait partie des choses qui ont convaincu beaucoup d’économistes que cette position n’était pas tenable et conduit au développement d’alternatives comme la théorie des perspectives. En effet, de même que l’aversion au risque n’est pas irrationnelle en soi, l’aversion à la perte n’est pas nécessairement irrationnelle, mais contrairement à l’aversion au risque elle peut facilement conduire à des résultats désastreux qui ne sont pas du tout désirés par les gens qui manifestent ce comportement. En effet, comme nous l’avons vu, l’aversion à la perte signifie que, pour éviter des pertes, les gens sont prêts à prendre des risques. Or, dans certains cas, cette prise de risque peut s’avérer catastrophique.

Prenons l’exemple d’un investisseur qui possède un grand nombre d’actions d’une entreprise dont le cours est en train de tomber. Il pourrait vendre les actions et limiter les dégâts, mais comme les gens ont une aversion à la perte, il risque de les garder dans l’espoir que le cours remonte. Mais si entretemps l’entreprise fait faillite, il pourrait bien être ruiné, ce qui serait bien pire pour lui que la perte limitée qu’il cherchait à éviter. Il est donc crucial d’avoir conscience de cette tendance qu’ont la plupart des gens lorsqu’on prend des décisions financières importantes, car cela permet éventuellement d’éviter ce genre de comportement irrationnel, dont les conséquences peuvent être funestes.

Auteur : Philippe Lemoine

Qu’est-ce que l’aversion au risque ?

Le phénomène de l’aversion au risque

On entend souvent dire que les Français sont trop frileux avec leur argent. Ils auraient une aversion au risque trop importante et, à cause de ça, feraient des choix d’investissements suboptimaux. Il y a beaucoup de raisons de penser que c’est vrai, mais quand les gens disent ça, on a souvent l’impression que l’aversion au risque en soi est irrationnelle ou qu’il existerait un niveau d’aversion au risque optimal qui ne dépendrait pas de critères subjectifs.

Pourtant, rien de tout cela n’est vrai et, au contraire, cela dénote une confusion sur le concept d’aversion au risque. Dans cet article, je me propose d’expliquer ce qu’est l’aversion au risque et pourquoi elle n’a rien d’irrationnel en soi, même si je conclurai en arguant que, dans le domaine financier, le comportement des Français face au risque n’est cependant pas toujours rationnel. Dans un autre article, je détaillerai le phénomène de l’aversion à la perte.

Pour comprendre ce qu’est l’aversion au risque et pourquoi il est parfaitement rationnelle de manifester une telle aversion, il faut d’abord introduire brièvement le concept d’utilité. Il serait trop compliqué d’expliquer rigoureusement dans cet article ce que les économistes appellent l’utilité, qui donne lieu à de nombreuses confusions y compris chez les économistes eux-mêmes, mais ce n’est heureusement pas nécessaire. Pour les besoins de cet article, il suffit de considérer que chaque personne dérive un certain degré de satisfaction d’une quantité d’argent donnée, qu’on appelle utilité.

Différentes personnes dérivent une utilité différente de la même quantité d’argent et la même personne peut même dériver une quantité différente de la même quantité d’argent à des moments différentes. Par exemple, un homme qui dans sa jeunesse aimait se payer des voitures de luxe et flamber de l’argent dans les boites de nuit peut avec le temps apprendre à se contenter de peu, donc obtenir une utilité plus importante avec moins d’argent.

L’utilité de l’argent varie aussi pour la même personne à un instant donné en fonction de la quantité d’argent qu’il possède déjà. L’une des hypothèses au coeur de la théorie économique est notamment que l’utilité marginale est décroissante. Autrement dit, plus quelqu’un a de l’argent, moins il dérive de satisfaction supplémentaire quand il obtient une somme d’argent supplémentaire. Cette situation est visible sur la courbe suivante, qui représente l’utilité d’un individu hypothétique, appelons le Pierre, comme une fonction de l’argent qu’il possède.L’utilité marginale décroissante de l’argent se manifeste par le fait que la pente de la courbe est de moins en moins forte à mesure que Pierre a plus d’argent. Si Pierre n’a pas beaucoup d’argent, même une petite some d’argent supplémentaire peut entraîner pour lui un gain significatif d’utilité, mais s’il a déjà beaucoup d’argent alors il ne dérivera guère plus d’utilité même si on lui donne une somme d’argent importante.

L’utilité marginale ne décroit pas à la même vitesse pour tout le monde. Par exemple, dans le graphique suivant, je montre l’utilité de l’argent pour Pierre et pour une autre personne hypothétique que nous appellerons Marie.On voit que, même si l’utilité marginale de l’argent est décroissante dans les deux cas, elle décroît beaucoup plus rapidement dans le cas de Pierre que dans celui de Marie. Autrement dit, pour Marie comme pour Pierre, la même somme d’argent en plus leur procurera moins d’utilité supplémentaire s’ils ont déjà beaucoup d’argent que s’ils en ont peu, mais c’est beaucoup plus vrai pour Pierre que pour Marie.

Pierre fait partie de ces gens qui, une fois qu’ils ont atteint un certain niveau de richesse relativement peu élevé, ne seraient pas beaucoup plus satisfaits si on leur donnait encore plus d’argent. Une fois que Pierre a de quoi subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, avoir de l’argent en plus ne change pas grand chose pour lui.

Au contraire, Marie est capable de continuer à dériver de l’utilité supplémentaire pendant beaucoup plus longtemps, même quand elle a déjà beaucoup d’argent. Elle fait partie de ces gens qui, en quelque sorte, ne se lassent pas de l’argent ou du moins mettent beaucoup plus longtemps à s’en lasser. Même une fois qu’elle a acheté sa maison, une belle voiture, etc., elle trouvera encore un moyen de profiter de davantage d’argent, par exemple en s’achetant un yacht ou en soutenant financièrement une cause qui lui tient à coeur, là où Pierre ne saurait pas vraiment quoi en faire.

L’utilité marginale décroissante de l’argent explique pourquoi ils ont une aversion au risque. Revenons à Pierre et imaginons qu’il possède la somme d’argent A1 sur ce graphique.À présent supposons qu’on propose à Pierre, qui possède à ce moment-là 12 500€, le pari suivant : il a une chance sur deux de gagner 7 500€ et une chance sur deux de perdre 7 500€. Dans le premier cas, il passe du point A au point C sur la courbe, alors que dans le second cas il passe du point A au point B.

Comme la courbe s’aplatit progressivement, c’est-à-dire que l’utilité marginale de l’argent décroit, Pierre perd plus d’utilité s’il passe de A à B qu’il n’en gagne s’il passe de A à C. En effet, la différence entre U2 (l’utilité que Pierre aurait s’il avait 7 500€ en moins) et U1 (l’utilité que Pierre a quand il possède 12 500€ au moment où on lui propose le pari) est plus importante que la différence entre U3 (l’utilité que Pierre aurait s’il avait 7 500€ en plus) et U1 (l’utilité que Pierre a quand il possède 12 500€ au moment où on lui propose le pari).

Si Pierre cherche à maximiser son utilité, il est donc logique qu’il n’accepte pas un pari dans lequel il a autant de chances de gagner 7 500€ que de perdre 7 500€, puisque le gain d’utilité dans le premier cas est moins important que la perte d’utilité dans le second cas. Pour qu’il accepte le pari, il faudrait que la probabilité de gagner soit supérieure à 50% ou qu’on lui propose une somme plus importante au cas où il gagne, c’est-à-dire que le risque soit moins élevé.

Cet exemple permet ainsi de comprendre pourquoi le fait que l’utilité marginale soit décroissante, i. e. que les gens dérivent de moins en moins de satisfaction supplémentaire de l’argent à mesure qu’ils sont plus riches, rend l’aversion au risque parfaitement rationnelle.

L’utilité marginale décroissante de l’argent explique aussi pourquoi la même personne, selon son niveau de richesse, a une aversion au risque plus ou moins importante. Supposons par exemple que Pierre ait beaucoup plus d’argent, disons 30 000€ au lieu de 12 500€, au moment où on lui propose le même pari que dans l’exemple précédent.On voit que, même s’il est toujours vrai que le gain d’utilité si Pierre gagne le pari est moins important que la perte d’utilité s’il perd (la différence entre U6 et U4 est moins importante que celle entre U4 et U5), c’est beaucoup moins vrai que quand on supposait qu’il avait moins d’argent avant le pari, parce que la courbe est nettement plus aplatie au point D qu’elle ne l’était au point A dans l’exemple précédent.

Cela explique pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, les gens qui ont plus d’argent sont davantage prêts à prendre des risques. Mais la clause « toutes choses égales par ailleurs » est importante, car selon la façon dont différentes personnes dérivent de la satisfaction de l’argent, il est possible que certaines aient une aversion au risque plus importante alors qu’elles sont plus riches. Reprenons la comparaison de la courbe d’utilité de Pierre avec celle de Marie que nous avons déjà vue plus haut.

Il est clair que, comme Marie conserve sa capacité à dériver de la satisfaction d’argent supplémentaire pendant bien plus longtemps que Pierre (la pente de sa courbe d’utilité devient rapidement plus forte à mesure qu’on se déplace vers la droite du graphique), qui s’en lasse assez rapidement, elle peut avoir une aversion au risque moins importante que lui même s’il est plus riche qu’elle. De fait, il est possible de montrer que, au point A, Marie a une aversion au risque plus faible que Pierre au point B, alors même que celui-ci est plus riche.

Conclusion

Nous avons vu que l’aversion au risque, loin d’être irrationnelle, était au contraire parfaitement rationnelle pour quelqu’un cherchant à maximiser son utilité ou degré de satisfaction. D’autre part, il n’y a rien d’irrationnel non plus à ce que différentes personnes aient des aversions au risque différente, même quand elles sont aussi riches l’une que l’autre.

L’aversion au risque dépend en effet de la façon dont chacun derive de la satisfaction de l’argent, qui n’est pas la même pour tout le monde et peut même changer pour la même personne à différentes époques de sa vie, ainsi que de son niveau de richesse, dont il est encore plus évident qu’il n’est pas non plus le même pour tout le monde et qu’il peut changer au cours du temps.

Mais ça ne veut pas dire pour autant que les comportement des gens face au risque sont toujours rationnels. En effet, si les gens refusent de prendre un risque, ça peut être en raison de leur aversion au risque, auquel cas il n’y a pas grand chose à dire. Mais ça peut aussi être par défaut d’information ou parce qu’ils sont incapables d’estimer correctement les conséquences de leurs choix. Or il ne fait guère de doute que, si les Français sont si réticents à prendre des risques avec leur argent, ce n’est pas seulement à cause de leur aversion au risque.

Par exemple, d’après un sondage de 2018, seuls 9% des Français se disent prêts à prendre un risque pour obtenir un meilleur rendement, alors que 70% d’entre eux attendent un rendement d’au moins 5% par an, dont 30% de ces 70% qui attendent un rendement d’au moins 10% par an ! Étant donné que, dans le meilleur des cas, on peut à l’heure actuelle attendre un rendement de 1,5% par an d’un placement sans risque, cela signifie que les préférences que déclarent les Français sont incompatibles avec l’état du marché et donc qu’ils changeraient probablement leur comportement dans une certaine mesure s’ils étaient mieux informés. On voit bien que le fait que l’aversion au risque ne soit pas irrationnelle en soi ne rend pas moins crucial l’accès à une information de qualité.

Auteur : Philippe Lemoine 

SOURCES

Alain Chateauneuf, Michèle Cohen et Jean-Marc Tallon, « Decision under risk: The classical Expected Utility model », Documents de Travail du Centre d’Economie de la Sorbonne, 2008